Partagez l'article

société

Le regard romantique sur la campagne néerlandaise n’est pas sans danger

Par Esther Peeren, traduit par Nathalie Callens
8 juin 2021 10 min. temps de lecture

Les protestations paysannes et l’élection du BoerBurgerBeweging ou BBB (Mouvement agriculteur-citoyen) à la Chambre des députés des Pays-Bas ont remis la campagne à la une de l’agenda politique. De même, on retrouve le thème de l’arrière-pays projeté au premier plan dans des programmes télé populaires comme Boer zoekt vrouw (Fermier cherche femme, l’équivalent néerlandophone de L’amour est dans le pré), Onze boerderij (Notre ferme) ou Nieuwe boeren (Nouveaux agriculteurs). Or il s’agit toujours d’une campagne idéalisée, fondée sur le genre de l’idylle. Mais alors pourquoi cette image reste-t-elle si ancrée? Et quelles en sont les conséquences?

Lors de récentes élections pour la Chambre des députés aux Pays-Bas, le nouveau parti du BoerBurgerBeweging, BBB, «la voix de et pour la campagne» a remporté un siège à la surprise générale. Selon la vidéo de la campagne électorale du mouvement BBB, la vie à la campagne est sérieusement menacée à l’heure où la verdure des prés, des terres agricoles fertiles et des bois est refoulée par la grisaille des nouvelles habitations, des parcs solaires et des centres de données. Si on ne prend pas vite les choses en main, crie-t-on, ce ne sera pas seulement le paysage, mais aussi tout un mode de vie rural de voisinage (naoberschap) qui disparaîtra et partant, les Pays-Bas deviendront «une grande cage à lapins où les gens habiteront les uns à côté des autres de manière anonyme».

Quant à savoir si la campagne existe encore dans les Pays-Bas si densément peuplés, l’émergence du BBB offre une double réponse. D’une part, elle brosse le tableau sombre d’une campagne soumise à une urbanisation galopante, accompagnée d’un exode des zones rurales, menacée et à la fois négligée par les politiciens de La Haye et les médias «de gauche». D’autre part, le siège remporté souligne que la campagne fait pour la première fois depuis longtemps sa réapparition sur le devant de la scène politique, et qu’un groupe important d’électeurs se sentent interpellés par le message que la campagne et un mode de vie modeste doivent être protégés.

Regardons de plus près le type de campagne que veut protéger le mouvement BBB. Alors que la vidéo de la campagne électorale renvoie surtout en des termes d’ordre général vers «la campagne», ce sont «nos agriculteurs, nos producteurs alimentaires» qui sont désignés comme «le cœur battant» de cette campagne. Ainsi que l’indiquent le nom du parti et son programme électoral, le BBB défend les intérêts des agriculteurs et du secteur de l’agriculture. Comment expliquer dans ce cas qu’un agenda qui se concentre de manière aussi manifeste sur une partie limitée de la communauté rurale et de l’économie nationale reçoive un soutien aussi important?

Ce n’est sans doute pas un hasard si le succès du BBB fait suite à une série de grandes manifestations d’agriculteurs. En 1963, ce fut déjà le cas lorsque Boer Koekoek et son Boerenpartij (parti des Agriculteurs) avait remporté quelques sièges à la Chambre des députés suite aux troubles causés par la révolte des paysans à Hollandscheveld. Les manifestations d’agriculteurs récentes ont quant à elles commencé en octobre 2019 après l’appel du membre de la Chambre des députés du parti D66, Tjeerd de Groot, à diminuer l’émission d’azote en réduisant de moitié le cheptel. Contre toute attente, le public néerlandais a alors rallié le camp des agriculteurs. Surtout au début, la grogne des paysans avait rencontré beaucoup de sympathie, ce qui peut s’expliquer par le cliché tenace de l’authenticité que l’on associe à la campagne en général et aux paysans en particulier – association qui fut identifiée et critiquée par le philosophe allemand Theodor Adorno.

Notre regard associe les agriculteurs avec le vrai peuple enraciné dans sa terre

À partir de l’idée bancale selon laquelle ce qui est archaïque est authentique et donc réel, notre regard associe les agriculteurs depuis la nuit des temps avec le vrai peuple enraciné dans sa terre. Le vrai peuple qui est non seulement au cœur de la campagne, mais aussi de la nation en tant qu’ensemble. Une grande partie du public néerlandais considérait dès lors les protestataires paysans comme de vrais Néerlandais, qui défendaient de manière légitime leur gagne-pain et leur mode de vie, malgré les énormes perturbations de la circulation, sans parler d’autres dommages. En prolongeant l’idée des paysans synonyme de vrais Néerlandais vers l’idée de paysans comme les vrais Néerlandais – menacés par les urbains cosmopolites – certains politiciens comme Geert Wilders (PVV) et Thierry Baudet (FvD) ont facilement pu faire main basse sur les protestations dans leurs agendas populistes-nationalistes.

Bien que la campagne s’inscrive aujourd’hui activement dans des réseaux mondiaux, beaucoup la perçoivent encore toujours comme un lieu intact, homogène

Bien que la campagne s’inscrive aujourd’hui activement dans des réseaux mondiaux – la plus grande partie de la production agricole néerlandaise est par exemple destinée à l’exportation – et qu’elle soit de plus en plus souvent une destination pour les demandeurs d’asile et les migrants, beaucoup la perçoivent encore et toujours comme un lieu intact, homogène où l’on peut échapper à la vie chaotique et hétérogène de la ville et d’un monde globalisé.

Selon cette vision des choses, qui est au cœur du discours de Baudet, «La ville versus la campagne», prononcé le 11 octobre 2019 à la Chambre des députés, la bonne vie d’antan, soit une vie authentique, simple, autosuffisante parmi des gens qui partagent le même aspect et les mêmes coutumes, peut être retrouvée à la campagne.

L’idylle inéluctable

L’image de la campagne comme ultime refuge et le genre de l’idylle sont fondamentalement imbriqués. L’idylle a changé de forme au cours de l’histoire, mais elle comprend selon le géographe rural britannique Brian Short toujours une certaine idéalisation de la vie rurale, de sorte à justifier les relations sociales traditionnelles. Le spécialiste de la science de la littérature russe Mikhail Bakhtin définit l’idylle comme une combinaison entre un espace isolé et un temps immuable. Dans cet espace-temps, des générations successives mènent des vies identiques. L’idylle crée un sentiment de stabilité ultime (dénuée d’événements bouleversants) et de familiarité (il n’y a pas d’étrangers dans le petit monde clos idyllique).

L’idylle crée un sentiment de stabilité ultime et de familiarité

Certes, la campagne n’est pas un espace-temps entièrement prévisible et familier, et elle ne l’a jamais été. Pourquoi y a-t-il dès lors tant de gens qui se raccrochent à une image idyllique de la campagne? Selon Lauren Berlant, spécialiste de la culture américain, les genres suscitent certaines attentes d’une œuvre littéraire, et dans la réalité sociale, d’une situation ou d’un environnement particulier.

Si cette situation ou cet environnement ne répond pas aux attentes, il y a deux options. La première est de faire comme si la situation ou l’environnement répondait bien aux attentes, ou pourra le faire à l’avenir. Cette option génère un sentiment «d’optimisme cruel». Les choses auxquelles on aspire entravent notre bonheur, mais nous continuons cependant à rêver car nous pensons que cette fois-ci ça va marcher. Un bon exemple pourrait être les nombreux Américains qui croient au slogan de Donald Trump Make America Great Again, qui leur fait miroiter une campagne américaine où le cœur du pays – le heartland – peut être rétabli dans toute sa gloire d’autrefois.

La deuxième option lorsqu’une situation ou un environnement ne répond plus aux attentes qu’évoque le genre est d’adapter ses attentes et de partir en quête d’un nouveau cadre pour expliquer la situation ou l’environnement. Cette option est psychologiquement moins attrayante car elle génère davantage d’insécurité, surtout lorsqu’il n’y a pas de nouveau genre disponible. Ainsi, la plupart des gens optent selon Berlant pour la première option et retombent dans un optimisme cruel. Il sera d’autant plus difficile de prendre ses distances de l’idylle – même si les attentes évoquées se heurtent de plus en plus à la réalité d’une campagne du vingt et unième siècle – que le genre répond au besoin de stabilité par des temps de moins en moins sûrs.

Quoique le programme électoral du mouvement BBB annonce ne pas vouloir romantiser la campagne, il manifeste des traits parfaitement idylliques, en soulignant l’importance de maintenir la campagne telle quelle, en soutenant les «familles qui sont agriculteurs de père en fils depuis des générations» et en soulignant qu’à la campagne, «les gens ont l’entraide dans les gènes».

Des fermiers idylliques à la télé néerlandaise

Un certain nombre de programmes télé néerlandais reprennent l’idylle avec une large audience, de sorte à maintenir le genre en vie. Ainsi Boer zoekt vrouw (Fermier cherche femme), présenté par Yvon Jaspers, où des agriculteurs et agricultrices célibataires cherchent un compagnon. Le point de départ selon lequel les agriculteurs et agricultrices vivent de manière trop isolée pour trouver l’amour par eux-mêmes les situe dans le petit monde clos de l’idylle, même s’ils ont en réalité de nombreux contacts allant jusqu’à l’étranger. Leurs partenaires potentiels, essentiellement issus de la ville, ont presque tous une image idéalisée de la vie rurale, celle d’une vie simple entourée d’animaux et de nature.

Au cours de la première saison, le programme tentait encore de saper cette image idyllique en attirant l’attention sur la réalité complexe de la concentration des structures agraires, la mécanisation et la numérisation. Cette inspiration réaliste fut cependant vite abandonnée dès qu’il s’est avéré que l’audimat se montrait bien plus friand de complications sentimentales que d’astuces de la vie agricole au XXIe siècle. Au lieu de démasquer les attentes suscitées par l’idylle comme des illusions, le programme a commencé à confirmer ces attentes en réduisant les exploitations agricoles à des lieux génériques dédiés au romantisme.

Le programme Onze boerderij (Notre ferme), également présenté par Jaspers, prétend remplacer la romantisation de la vie rurale dans Boer zoekt vrouw par la réalité. Comme le montre Anke Bosma dans sa thèse de doctorat, le programme confronte sans cesse le quotidien des exploitations agricoles avec l’idée de Jaspers que la vie rurale devrait être romantique. Ainsi, l’idylle continue de donner le ton. De plus, le programme est très sélectif dans ce qu’il laisse entrevoir de la vie rurale. Le travail à la ferme est montré comme le fruit du labeur passionné de l’agriculteur/de l’agricultrice, réalisé par lui/elle-même ou aidé par les membres de sa famille.

Les gros bénéfices et les subventions minent l’image idyllique de l’agriculteur comme autosuffisant

Les ouvriers agricoles ou les saisonniers n’apparaissent qu’occasionnellement, et personne ne leur demande leur conception de la vie rurale. L’aspect financier de la vie rurale est souligné lorsque des propagations de maladies ou des mesures environnementales conduisent à des pertes, alors que l’ampleur des recettes et les subventions de l’État sont passées sous silence. Les gros bénéfices et les subventions minent notamment l’image idyllique de l’agriculteur comme autosuffisant et tirant sa motivation surtout de son inclination naturelle et non poussé par l’appât du gain. En fin de compte, Onze boerderij conforte ainsi la même histoire idyllique relatée par le mouvement BBB et les protestations paysannes sur le véritable agriculteur, menacé par la réglementation et pouvant à peine subvenir à ses besoins.

Nieuwe boeren (Nouveaux agriculteurs), le programme dans lequel les participants doivent vivre en autosuffisance dans une ferme isolée «où le temps s’est arrêté», confirme une fois de plus la conception idyllique de la ferme comme ultime refuge dans le contexte spécifique de la pandémie du corona, associée à une globalisation extrême. Les participants n’ont aucun contact avec le monde extérieur en dehors de la présentatrice Anita Witzier et deux «vrais agriculteurs» qui leur donnent chaque semaine des tâches à accomplir… Jusqu’à la dernière semaine, où ils sont priés d’organiser une fête afin de prouver qu’en dehors de leur statut de paysans, ils sont devenus de vrais ruraux car ils savent maintenant organiser une fête de voisinage (noaberschap).

Ces programmes font le lit des agendas politiques nationalistes et populistes

Contrairement à ce que suggère le titre, les participants ne sont nullement formés à devenir des agriculteurs d’aujourd’hui, voire d’un avenir durable, mais sont encouragés à jouer le rôle des paysans d’un passé lointain où les vaches étaient traites à la main, où l’on tondait les moutons avec des ciseaux rouillés et où l’on travaillait la terre avec un cheval et un chariot. Ce passé ne saurait être assimilé à une époque historique bien spécifique, mais à un temps indéfini et idéalisé du passé «où tout était meilleur» selon l’idylle. Pour preuve, même si la pratique quotidienne des deux «vrais paysans» est probablement presque entièrement mécanisée, le programme suggère qu’ils pourraient parfaitement exécuter eux-mêmes les tâches qu’ils confient aux participants. De ce fait, aussi bien la ferme que les agriculteurs sont déterminés comme éternellement archaïques et à la fois authentiques et supérieurs.

Des programmes télévisés tels que Boer zoekt vrouw, Onze boerderij et Nieuwe boeren semblent à première vue d’innocents divertissements, mais le fait que ces représentations si populaires de la campagne néerlandaise ne cessent de recourir à une conception idyllique n’est pas sans conséquences sérieuses. D’importants aspects du milieu rural d’aujourd’hui sont sous-estimés, tels la criminalité due aux drogues, le manque de logements, le vieillissement de la population, l’élevage à grande échelle, la pollution de l’air et du sol, les zoonoses, le tourisme et la gentrification. De plus, ces programmes font le lit des agendas politiques nationalistes et populistes comme ceux de Wilders ou de Baudet, qui radicalisent les versions du mouvement BBB et des protestations paysannes en opposant la vie citadine corrompue, hétérogène et aliénante à la vie paysanne intègre, homogène, familière et avant tout authentique. Il est dès lors temps de se mettre en quête de nouveaux genres non idylliques pour définir la campagne.

Esther Peeren foto Dirk Gillissen

Esther Peeren

professeure d'analyse culturelle à la faculté des Sciences humaines de l'université d'Amsterdam

Photo © Dirk Gillissen

Commentaires

La section des commentaires est fermée.

Lisez aussi

IMG 0633
pays-bas français

La désertification des campagnes? Ou non?

Bart Noels 7 min. temps de lecture
		WP_Hook Object
(
    [callbacks] => Array
        (
            [10] => Array
                (
                    [00000000000027900000000000000000ywgc_custom_cart_product_image] => Array
                        (
                            [function] => Array
                                (
                                    [0] => YITH_YWGC_Cart_Checkout_Premium Object
                                        (
                                        )

                                    [1] => ywgc_custom_cart_product_image
                                )

                            [accepted_args] => 2
                        )

                    [spq_custom_data_cart_thumbnail] => Array
                        (
                            [function] => spq_custom_data_cart_thumbnail
                            [accepted_args] => 4
                        )

                )

        )

    [priorities:protected] => Array
        (
            [0] => 10
        )

    [iterations:WP_Hook:private] => Array
        (
        )

    [current_priority:WP_Hook:private] => Array
        (
        )

    [nesting_level:WP_Hook:private] => 0
    [doing_action:WP_Hook:private] => 
)